Notre cher et vieux pays peut-il se permettre une énième polémique sur sa langue, à laquelle il est si attaché, comme il est en train de le rappeler haut et fort, alors qu’il est en perte de repères et que le chômage, la précarité et l’insécurité explosent ? La réponse est dans la question. Non, évidemment !
Le 26 novembre dernier sous pression du Conseil supérieur des programmes et très probablement du puissant lobby des éditeurs de livres scolaires, un Bulletin Officiel spécial de l’Éducation nationale relançait une réforme de simplification de l’orthographe vieille de vingt-six ans (1990) et qui n’avait jamais réussi à s’imposer. À la rentrée de septembre, les enseignants et les éditeurs sont « invités » à la mettre en œuvre. Elle n’est pas anodine puisqu’elle porte sur environ 2 400 mots, soit près de 4 % de notre lexique.
Alors que nos enfants savent de moins en moins bien lire et écrire, était-il besoin de jeter de l’huile sur le feu comme en convenaient, aujourd’hui même, lors du débat que j’avais avec eux sur LCI, deux de nos plus éminents linguistes, Alain Bentolila et Bernard Cerquilligni, dont on notera au passage qu’il est le principal auteur… de la réforme de 1990 ?
Entre autres méfaits, la réforme du collège, dont les programmes constituent l’objet du texte du 26 novembre, supprime les cours de latin et de grec qui permettaient de comprendre l’étymologie de notre langue et remplace l’enseignement de l’orthographe par un simple appel à la « vigilance orthographique» et celui de la grammaire par « l’étude de la langue ». L’apprenant (entendez l’élève) doit être accompagné dans « l’étude de la langue (…) de manière à mettre d’abord en évidence les régularités du système de la langue» (p. 113 des nouveaux programmes). Il appartient à l’élève de déduire, de ces régularités, les règles dont il a besoin pour écrire correctement le français. Nous sommes ici en plein nivellement par le bas. La relance de la réforme de l’orthographe contribue à casser le thermomètre en annonçant qu’on fera disparaître la fièvre, mais sans prendre les vraies mesures qui permettraient réellement d’y parvenir.
On nous propose ainsi de supprimer, entre autres, les accents circonflexes sur les « i » et les « u » lorsqu’il n’y a pas de risque de confusion ou encore le nénuphar qui devient possiblement le nénufar. Et pourquoi pas l’éléphant l’éléfant et le phare, le fare, par souci de cohérence ? L’écriture phonétique pour tous à l’ère du texto et de l’immédiateté ! Entendons-nous bien cependant, je ne suis pas de ceux qui rejettent la totalité de la réforme et je trouve par exemple que la systématisation des traits d’union pour les numéraux (je mets au défi la plupart des spécialistes de ne faire ici aucune faute) ou la francisation du pluriel de noms étrangers (des imprésarios, plutôt que des impresari) vont dans le bon sens.
Je dis simplement en tant qu’historien que l’étymologie des mots ne doit pas être négligée – elle porte la trace de notre passé et elle aide à comprendre celui-ci comme ceux-là. Je dis aussi que la langue est vivante et que ce sont le temps et l’usage qui doivent se charger de modifier les mots et non les législateurs, les technocrates et les « pédagogistes ». Contrairement à ce que je lis ici et là ce n’est pas l’Académie française qui a promu la réforme, en 1990. Elle s’est prononcée à la demande du gouvernement Rocard, lui-même aiguillonné par quelques linguistes et le tout récent Conseil supérieur de la langue française créé l’année précédente et soucieux de reconnaissance. Les Immortels ne préconisaient pas autre chose que ce que je rappelle ici et plusieurs d’entre eux, à commencer par Jean Dutourd et Jean d’Ormesson, s’étaient prononcés contre elle, en particulier contre la disparition d’un très grand nombre de nos accents circonflexes. Des personnalités aussi diverses que Roger Caratini, Claude Mauriac, Bernard Pivot, Philippe Sollers ou Georges Wolinski avaient volé au secours de « l’hirondelle de l’écriture », selon le joli mot de Jules Renard. La réaction avait été telle que la réforme avait été alors ajournée.
Regardons aussi ce qui s’est fait ailleurs. La réforme allemande du tiret imposée par l’État a été un échec monumental et les Allemands ont fini par y renoncer.
Depuis quelques années, plusieurs dictionnaires, plusieurs manuels ont intégré les transformations et d’autres pas, le fait qu’il y ait deux normes crée de la confusion. Des professeurs adopteront la nouvelle graphie, d’autres pas, d’autres encore, de bonne foi, ne retiendront pas l’ensemble de ces multiples termes devenus polymorphes. Que dire des élèves et de leurs parents ! Ce risque n’a pas échappé à Bernard Pivot, notre « vieux sage », qui a dit qu’il continuerait, pour sa part, à appliquer l’ancienne orthographe.
Les Français ne sont pas dupes. Ils n’aiment pas qu’on touche autoritairement à leur langue. En 2009, ils s’étaient prononcés à 56 % contre cette réforme. Les enquêtes d’opinion réalisées ces derniers jours sont encore plus massives et ne laissent aucun doute. Les Français ont bien compris qu’avec cette réforme, on cherche à les enfumer et que ceux qui faisaient des fautes continueront à en faire pendant que ceux qui n’en faisaient pas en feront désormais !
Eric Anceau
Paris-Sorbonne et Sciences-Po Paris
Responsable du projet de DLF