Depuis ce samedi 18 septembre, l’Arc de Triomphe a changé de visage, ou plutôt ne laisse plus voir ses visages : il est recouvert, masqué par un autre ouvrage d’art, empaqueté comme le veut l’expression consacrée.
Pendant deux semaines, le contemporain se substitue à l’ancien.
Réalisant de manière posthume le désir de Christo, son cocréateur, Arc de Triomphe, Wrapped, Paris, 1961-2021, dont on appréciera le titre en anglais, polarise les réactions :
Il y a ceux que l’emballage emballe : l’on admire, l’on crie au génie ; de l’autre, les réseaux sociaux fleurissent de trans-palettes recouvertes de plastique, d’objets qui se voient apposer du papier toilette : colère, dégoût, mépris et ironie. Le propre de l’art, n’est-il pas de cliver ?
Mais ce qui frappe le plus dans ces réactions, c’est l’incompréhension de l’œuvre, pour une bonne raison : elle-même ne se laisse pas comprendre aisément. Pour comprendre l’œuvre, il faut en connaître l’artiste, son histoire, sa vie, son projet : sa fuite de la Bulgarie communiste, le monde industriel dans lequel il a grandi, la symbolique de l’emballage, le « révéler pour cacher »…
Nous atteignons ici les limites de la possibilité que l’art contemporain a de rayonner : la prévalence, derrière le geste de l’artiste, de son être, de son moi, tout chargé de son histoire personnelle, de ses désirs – le Centre National des Arts contemporains se plaît à répéter le terme -, oserait-on dire de son caprice, sur la compréhension commune de son œuvre, sur la possibilité qu’a chacun de la saisir.
Le triomphe de l’individu sur le collectif.
Car ici, comme souvent dans l’art contemporain, la vision de l’artiste s’impose au monde, qu’importe si le monde n’y voit pas la même chose. « Ce que je veux et ce que je vois prime sur ce que les autres voient, sauf ceux qui voient comme moi, car ils ont pris la peine de se mettre à ma place ».
À une échelle monumentale, le geste artistique devient démesure, démesure de moyens, démesure financière (même si le projet est ici autofinancé), pour un temps dérisoire. Ce primat de l’artiste qu’exaltait Ayn Rand il y a presque un siècle dans la Source vive, plus connue grâce à l’adaptation cinématographique de King Vidor sous le titre du Rebelle, trouve ici sa pleine réalisation.
Ainsi dépassant les considérations esthétiques, c’est une question de politique culturelle (et plus largement une question sociale) qui se pose, celle de l’accessibilité de l’art contemporain au grand public, d’autant plus quand il s’érige à un degré grandiose et monumental, et ainsi il s’offre à la vue de tous, au monde entier qui, dans son imaginaire collectif, identifie l’Arc de Triomphe et l’associe à la France et à son Histoire, alors que, paradoxalement, sa signification ne parvient plus à être universelle.
Le rayonnement de l’image est universel, son sens ne l’est plus.
Paradoxe d’un art voulu comme plus populaire par Christo devenu élitiste.
Non seulement nous ne reconnaissons plus l’Arc de Triomphe, nous nous sentons dépossédés de quelque chose qui, dans notre imaginaire, nous appartenait en commun, mais nous n’en voyons plus ni l’intérêt ni le sens ; pire notre imaginaire en trouve un autre.
Car l’œuvre ne peut s’abstraire du contexte dans lequel elle émerge et qui lui fait parfois prendre un autre sens que celui que l’artiste souhaitait : sa symbolique ne lui appartient plus. C’est aujourd’hui ce qu’il se passe avec cet empaquetage : le « révéler pour cacher » qui trouvait sa résonance dans les années 50-60 n’en trouve plus, car le fait de cacher désormais revêt une autre symbolique dans le monde culturel : à l’heure de la culture de l’annulation, cacher, c’est cacher.
C’est autre imaginaire collectif qui se met en mouvement et se substitue à celui de Christo et Jeanne-Claire, comme en témoignent les réactions que l’on nomme de manière méprisante « profanes » ; pourtant le public a toujours raison. Passons sur les très douteux et outranciers rapprochements avec la burqa que l’on retrouve au gré de quelques caricatures, pour nous recentrer sur la résonance qu’un tel ouvrage peut avoir avec la cancel culture. Comment à l’heure où l’on censure des œuvres du passé, ou on les masque, ou parfois on les brûle, où la création ancienne doit être remplacée, où la création de l’homme blanc doit être remplacée, où toute œuvre patriotique ou nationale doit être bannie, comment, en voyant l’Arc de Triomphe, qui incarne tout cela et bien plus, ainsi revêtu d’un voile comme l’on en recouvrirait un vieux meuble dans une maison à l’abandon, comment ne peut-on pas être saisi, ne pas faire un rapprochement ? Comment ne pas y voir notre patrimoine masqué aux yeux du monde ? Un rayonnement empêché. Car la portée symbolique de l’Arc de Triomphe est bien plus chargée que celle du Pont Neuf, c’est aussi un lieu de culte républicain, un lieu qui de fait acquiert une dimension sacrée.
La mémoire d’un seul homme est vue comme recouvrant la mémoire de tous. Triste symptôme d’une société malade
Arnaud Alzat-Laly
Délégué national à la Culture et au Patrimoine