Main basse sur le patrimoine

En septembre 2013, les Journées européennes du patrimoine célébraient, avec force communication, le centenaire de la loi du 31 décembre 1913, loi fondatrice pour la protection des monuments historiques en France. Moins de dix jours plus tard, après une pitoyable volte-face, le ministère de la Culture laissait détruire à Fontainebleau la belle halle construite par Nicolas Esquillan, l’auteur de la voûte du CNIT que Malraux compara aux « grandes cathédrales gothiques ».

 

Que nous réservent les lendemains du cru 2014?

 

L’anecdote est emblématique de la fracture grandissante entre discours officiel et réalité. La démission de l’État livre le patrimoine à toutes les convoitises et à toutes les ignorances. De toute part des brèches se font jour dans la protection des monuments classés, et ceux qui devraient l’être pour être sauvés de la destruction ne le sont pas, parce que l’État ne prend pas ses responsabilités.  Partout on rejoue le même mauvais film : menace sur les serres d’Auteuil, guichets fermés à la poste du Louvre, massacre à la pelleteuse à Gesté et Abbeville, sans oublier le feuilleton de la Samaritaine et le péplum des thermes du Bas-Empire à Molitor. L’État se décharge d’autant plus facilement de son rôle que la décentralisation lui a enlevé une partie de ses pouvoirs et lui fournit le prétexte à une fuite en avant. Pourquoi tarde-t-il à recruter les architectes des bâtiments de France dont la pénurie nuit à l’efficacité de son administration ? Pourquoi tolère-t-il que leurs avis soient transgressés ? Le budget du patrimoine s’étiole comme une peau de chagrin, en baisse pour la seconde année consécutive et encore amputé par la loi de Finances rectificative. L’absence d’une véritable politique patrimoniale laisse libre cours à tous les délires et à toutes les dérives, dont la moindre n’est pas la menace que fait peser sur nos paysages le scandale des éoliennes. Les associations de défense et de sauvegarde s’époumonent mais sont muselées, dans un contexte d’acculturation croissante de la population dont personne ne se préoccupe. 

 

Le projet de loi Filippetti, annoncé officiellement il y a tout juste un an, est-il passé à la trappe avec son auteur ? Cette proposition de loi patrimoniale comporte des aspects inquiétants, car elle prévoie d’ébranler le système à deux niveaux de protection, le classement et l’inscription, dont la souplesse a pourtant fait ses preuves. La « cité historique » serait une nouvelle formule destinée aux zones urbaines, simplifiée à l’extrême, voire simpliste. En revanche, protéger les domaines nationaux et le patrimoine mobilier – comme le prévoit cette loi -, est une nécessité pour repousser l’avidité des rapaces de tous bords. Dans l’indifférence générale, plusieurs fleurons de notre patrimoine ont ainsi récemment été bradés par France Domaine (le service chargé de la gestion des biens immobiliers de l’État), dont le célèbre Pavillon de la Muette à Saint-Germain-en-Laye et la Surintendance des bâtiments à Versailles. Pourtant inaliénables et imprescriptibles depuis le XVIe siècle, ils appartenaient aux domaines nationaux, mais cette protection n’a pas suffi à les garantir de la cupidité des uns et des autres. Une procédure de déclassement du domaine public, prise par simple arrêté ministériel ou préfectoral, permet à l’État de se soustraire à ses obligations. Quant aux biens mobiliers, l’absence d’une protection efficace a permis le dépeçage complet de sites classés, dépouillés de leurs intérieurs, parce qu’il est actuellement légal de séparer des œuvres classées, et de diviser des séries. La vente estivale du mobilier du Train bleu en est une illustration toute récente.

 

Le patrimoine est menacé par un projet émanant d’un autre ministère, la loi pour la Transition énergétique, dont certaines dispositions extravagantes pourraient rendre obligatoire l’isolation extérieure des bâtiments non protégés au titre des monuments historiques. Imagine-t-on à quoi ressembleraient nos villes et nos villages si leurs façades disparaissaient derrière cette lèpre ? Qu’en pense le nouveau conseiller pour l’architecture, fraîchement nommé au ministère de la Culture ?

 

La transmission du patrimoine est une question trop importante pour la réduire à un sujet de communication. Avec Fleur Pellerin, la Culture est entrée dans l’ère du numérique, pour le meilleur et pour le pire. Et le pire danger pour notre patrimoine serait de lui substituer un patrimoine virtuel.

 

Evelyne Thomas

Déléguée nationale à la Culture