A propos de LA grève.

Les pilotes d’Air France sont (encore) en grève !

Que n’aura-t-on pas lu ou entendu à ce propos : grève corporatiste, indécente, irresponsable, de nantis égoïstes, … ? La liste est longue et je passe sous silence les propos injurieux ou orduriers.

Je suis Commandant de Bord à Air France sur 777, 30 ans de service, 20.000 heures de vol, ancien Instructeur, Contrôleur et Officier de Sécurité des Vols, ni syndicaliste ni directeur. J’ai vu défiler 7 ou 8 Présidents ou Présidents-Directeurs-Généraux, à peu près autant que d’élections présidentielles !

Comment en est-on arrivé là ?

Ce que la plupart  d’entre vous ignorent, c’est qu’un accord permettant la création de Transavia France a été signé par les pilotes voici plusieurs années lorsqu’Air France s’était enfin réveillée. L’objectif était de concurrencer les ‘Low-Cost’ sur leur segment de marché : les voyages aériens de type ‘Loisir’. Comme tout accord, il comportait, entre autres, des clauses de protection du périmètre d’activité de la maison-mère Air France car les pilotes, pour stupides et arrogants qu’ils soient, avaient déjà bien conscience que Transavia France serait le Cheval de Troie idéal.

Tant qu’il était respecté, Transavia France créant de l’emploi en France, l’accord était gagnant-gagnant ; pour la Compagnie maison-mère et pour le pays en général. Les créations d’emploi n’étant pas légion par les temps qui courent… Mais voilà, on n’en est pas resté là.

« Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage » affirme le dicton. Après avoir détruit son secteur tout cargo (3ème rang mondial avec un terminal dernier cri à CDG, le ‘G1XL’) alors que Lufthansa a développé le sien, il faut maintenant qu’Air France détruise le Court et Moyen Courrier.

Nous sommes dirigés par des financiers, pas par des capitaines d’industrie, pas par des entrepreneurs. Pour ces financiers seul compte le retour sur investissement (ROCE ou ROI) qu’ils peuvent garantir à leurs mandants, les actionnaires ; pas la pérennité de l’entreprise.

Les pilotes d’Air France, tous salariés de très haut niveau, paient l’intégralité de leurs impôts en France. Pas d’exil fiscal…Nous faisons partie des 10% de Français qui contribuent à plus de 85% de l’impôt sur le revenu. Nous n’avons aucune raison d’accepter de voir nos emplois, nos salaires, nos retraites menacés par le dépeçage organisé de la Compagnie Air France au profit de sa filiale à ‘bas-coûts’ fût-elle (initialement) de droit français.

Le ‘coût PNT’ — salaires bruts des pilotes, charges patronales, formation, maintien des compétences, salaires et charges des personnels sol support des opérations aériennes, simulateurs et bâtiments — bref, tout ce qui se rattache de près ou de loin à l’activité des pilotes pour leur travail, était estimé compter pour environ 6% du prix du billet vendu au passager.

Oui, seulement 6% !

Mettons ce coût à zéro en ne payant plus les salaires, en ne formant plus ni n’entraînant les personnels, en n’entretenant plus les bâtiments et simulateurs…, mettons donc ce coût à zéro et baissons le prix du billet des 6% ainsi économisés : ce ne sera toujours pas assez ! Alors ?!

Alors, le problème est ailleurs. Ce que cette grève démontre, c’est que TOUS les salariés français sont menacés de délocalisation / externalisation dans TOUTES les entreprises, quel que soit leur niveau de rémunération ou de responsabilité ! Il n’y a aucune différence de nature entre ce conflit qui nous oppose à Air France et celui des ouvrières de ‘Lejaby qu’on voulait délocaliser au tiers de leur SMIC. Des centrales syndicales, très marquées à gauche et d’ordinaire peu amènes à notre égard, ont compris cet enjeu fondamental qui est au cœur de ce conflit.

Alors, bien sûr la Direction de la Compagnie a prétendu proposer une « avancée essentielle » en annulant son projet de création de Transavia EUROPE (délocalisation). Mais ce projet avait été surajouté 5 jours seulement avant le début de la grève pendant que le préavis légal courait.

La délocalisation en Pologne et au Portugal n’est donc plus d’actualité (pour l’instant) mais le transfert vers Transavia France (externalisation) si !

Je n’ai vu nulle part dans les media d’analyse et d’anticipation de ce que le conflit des pilotes d’Air France face à leur direction dénonce et qui va concerner à plus ou moins brève échéance l’ensemble des salariés.  

Anticipons donc un peu la suite des événements :

Initialement, la filiale à bas-coûts attaque le marché ‘loisirs’ (c’est déjà fait). Pour être plus efficace, elle a besoin de plus de créneaux de décollage d’Orly qui sont en nombre très limité. Sa maison-mère lui transfère des créneaux utilisés par les vols Air France qui de ce fait ne peuvent plus être effectués par Air France.

Puis comme la compagnie à bas-coûts de par sa structure plus légère (c’est son rôle) est plus rentable, la maison-mère continue, en violation des accords de protection du périmètre mais arguant de sa ‘survie’, et elle transfère toujours plus de lignes vers sa filiale. Des pilotes sont embauchés directement par Transavia France à des conditions salariales plus faibles. Ceux d’Air France qui le souhaitent peuvent accepter d’aller chez Transavia France en amputant leur salaire.

Du côté de la maison-mère, il y a maintenant trop d’avions dont on va se séparer et trop de pilotes.  Mais aussi trop de mécaniciens et trop d’hôtesses d’accueil, trop d’agents opérationnels (liés à l’exploitation) et également trop de personnels administratifs  — tous ceux qui aujourd’hui critiquent le mouvement, inconscients et instrumentalisés par une Direction qui joue la division des uns contre les autres.

Pour finir, d’ici trois à cinq ans maximum, la totalité du Court et Moyen-Courrier aura disparu d’Air France à qui il ne restera plus que la ‘pépite’ Long-Courrier. Mais voilà, le Long-Courrier ne pourra survivre seul et sera revendu, avec plus-value financière évidemment, au plus offrant — Qatari, Émirati ou Allemand — signant alors la fin du fleuron aéronautique national.

Près de 55.000 chômeurs de plus – toutes catégories confondues – personnels navigants et au sol, la caisse de retraite de l’ensemble du personnel navigant civil français (navigants commerciaux et techniques, d’Air France et de toutes les autres sociétés de droit français incluant les pompiers-pilotes de la Protection Civile et même les pilotes d’Essai et de Réception) en faillite, les autres caisses de retraite AGIRC, ARRCO et l’UNEDIC un peu plus dans le rouge…

 Ce scénario catastrophe est celui qui va s’appliquer à plus ou moins brève échéance si le cadre délétère de la construction européenne continue d’étouffer l’ensemble du marché du travail français et d’organiser une concurrence déloyale intra-européenne qui ne pourra que tirer l’ensemble vers le bas.

Au fait, mais pourquoi ce scénario ne s’applique-t-il pas chez nos concurrents tels que British Airways ou Lufthansa qui, eux aussi, ont des compagnies à bas-coûts ?

Parce que chez eux un accord signé est fait pour être respecté par tous et partout ! Chez nous, non !

En 30 années de carrière, j’ai systématiquement vu les accords signés être violés alors que leur encre n’était pas encore sèche !

Tout est affaire de confiance or, à Air France comme en France en général, la confiance entre les différents acteurs est réduite à néant. Interprétant de façon erronée le principe de Sun-Tzu, à tant vouloir diviser pour mieux régner, ils ne règneront que sur des ruines.

 

Dans le passé on disait : « Quand Renault tousse, c’est la France qui s’enrhume. »

Aujourd’hui, on peut dire : « Quand Air France tousse, c’est la France qui est grippée. » Mais le mal est autrement plus sérieux, car c’est une grippe aviaire dont on connaît la dangerosité et le caractère très contagieux !

Je n’étais pas gréviste, je le suis devenu.

Patrick Mignon

Commandant de Bord 777 – Air France