La culture n’est pas un luxe mais une richesse, elle est le bien de tous

 
Une politique culturelle met en relation trois entités : un artiste, une œuvre, un public. Les politiques culturelles qui se sont succédées depuis la création, en 1959, d’un ministère des Affaires culturelles, se sont articulées autour de ces trois pôles, qui restent au cœur des dispositifs et constituent l’essence de toute vie culturelle. Ce premier volet sera plus spécifiquement consacré au public puisque, depuis plus de soixante ans, les gouvernements successifs  ont échoué dans leur volonté de démocratisation de la culture.
 
La culture : de l’accessoire à l’essentiel
 
On vit difficilement sans savoir lire ni compter. Au quotidien, l’illettré est confronté à des difficultés de tous ordres, tout pour lui est obstacle. Mais on peut très bien vivre sans avoir jamais entendu Mozart, ni remarqué l’architecture au milieu de laquelle on vit. Osons  un constat terrible : dans leur grande majorité, les Français ignorent la Symphonie n° 35 et n’ont jamais regardé la belle façade ionique devant laquelle, peut-être, ils passent tous les jours. La culture n’est pas vitale, mais elle transcende l’homme. Elle élève son esprit, touche sa sensibilité, et lui permet d’accéder à la perception du monde dans lequel il vit. Évoquant les bienfaits de la découverte de l’art, Pierre Rosenberg n’a pas hésité à lui attribuer des vertus quasi existentielles, estimant qu’il permettait « de mieux jouir de l’existence, de mieux la supporter, de mieux la comprendre ».
 
La culture se dissocie des savoirs fondamentaux sans lesquels la vie quotidienne prend un caractère insupportable, mais, elle aussi, est d’abord de l’ordre de la connaissance. Il m’a plu de découvrir que la mission qui m’avait été confiée associait connaissance et culture, car il n’y a pas de culture sans connaissance, et pas de connaissance sans travail. Pour connaître il faut avoir appris : ce qui devrait être une lapalissade doit aujourd’hui être énoncé, tant les discours laxistes ambiants donnent parfois à penser que la culture serait innée, et chacun apte à la comprendre sans effort. Il faut du temps et du travail pour acquérir une culture, fût-ce celle dans laquelle on vit depuis toujours, et pour y trouver du plaisir intellectuel, ou tout au moins de l’intérêt. Comme l’a écrit Luc Ferry : « On ne s’intéresse jamais qu’à ce à quoi on a beaucoup travaillé. C’est un grand paradoxe, mais le travail précède l’intérêt, pas l’inverse ». Ce point fondamental, négligé par les politiques culturelles successives, explique l’échec de la démocratisation de la culture, pourtant prônée de manière unanime depuis Malraux. 
 
Les échecs successifs de la démocratisation culturelle
 
Au début de la Ve République, la volonté de démocratisation culturelle s’affirma par une césure entre connaissance et culture. En effet, la conception malrucienne rattachait les œuvres du passé au domaine de l’enseignement et de la connaissance, et celles du présent à la culture, qui devait établir un contact direct du public avec l’œuvre d’art au sein des maisons de la culture. Sans revenir sur toute la genèse et tous les aspects de cette politique, il faut souligner ici deux points importants pour notre propos : l’échec d’un véritable enseignement des arts, qui était le corollaire de la culture, et celui de l’idée généreuse de l’accès gratuit aux œuvres, qui n’a pas réussi à motiver le public. Donner les moyens matériels d’accéder à la culture ne suffit pas, encore faut-il que le public en ait le désir et y trouve de l’intérêt.
 
Au fil des gouvernements, des rapports se sont succédés pour constater l’échec de la démocratisation culturelle, au point que, dans le débat, certains ont douté de l’opportunité même d’une politique culturelle. Parallèlement, la culture s’est noyée dans l’utopie du tout culturel, dans la confusion entre culture et tourisme, dans une médiatisation à outrance privilégiant l’événementiel au travail de fond (la fête de la musique fait-elle des mélomanes ?) et dans une manipulation où le public est devenu un consommateur. Les chiffres sont éloquents : 81% des Français ne vont jamais au théâtre, 70% ne fréquentent pas les musées, 93% ne vont pas au concert classique, 30% ne lisent aucun livre (données 2008).
En mai 2013, le rapport Seban a proposé une solution totalement déraisonnable pour augmenter la fréquentation des œuvres : puisque le public ne vient pas au musée, amenons les collections là où est le public. Cette idée lumineuse – « nouvelle orientation politique forte et innovante » – prévoit la circulation des œuvres en dehors des musées et autres lieux d’exposition traditionnels (gares, aéroports, centres commerciaux, établissements pénitentiaires, hôpitaux etc.), au mépris des normes de conservation et avec tous les risques que comporte le déplacement des oeuvres. Quel bénéfice peut retirer le public d’une telle expérience, malgré la présence d’un « médiateur équipé d’un caddie pédagogique » ? Suffit-il de placer une statue dans une usine pour que les ouvriers la comprennent et s’y intéressent ?
 
Cette manière d’imposer l’œuvre au public est une inutile débauche de moyens qui n’atteindra pas son but parce qu’elle ne prend toujours pas en compte un paramètre essentiel : l’absence d’intérêt du public pour une œuvre à laquelle il se sent étranger. Ces maîtres penseurs ignorent que la culture est encore, en 2014, un privilège réservé à ceux qui ont eu la chance d’y être initié dans un milieu favorisé. La culture est aussi le lieu où se manifeste l’absence d’égalité entre les citoyens, et où l’État n’assume pas le rôle qui est le sien dans une démocratie. 
L’enseignement de l’histoire de l’art : une priorité de la politique culturelle
 
L’enseignement de l’histoire de l’art est le fil rouge qui transparaît dans toutes les politiques culturelles, sans cesse repris sous des appellations diverses et sous des formes différentes, mais dont la mise en place a toujours échoué. Le grand historien d’art André Chastel s’est battu pour en faire une discipline fondamentale, mais il a perdu cette bataille.
 
En 2008, vint, très tard, le décret fixant l’organisation d’un enseignement de l’histoire des arts, étonnamment réparti autour de six axes aux dénominations étranges (les arts de l’espace, du langage, du quotidien,  du son, du spectacle vivant et du visuel), dont certains correspondent à des disciplines déjà enseignées, du moins l’espère-t-on pour les arts du langage. Cette étape marque une avancée réelle, mais elle manque d’ambition, car l’État ne s’est pas donné les moyens d’en faire autre chose qu’un leurre. Comment ose-t-on imaginer l’enseignement d’une discipline pour laquelle les enseignants ne seraient pas formés ? C’est pourtant ce que prévoit ce nouveau dispositif : « le professeur de français collabore à l’enseignement de l’histoire des arts avec sa compétence propre. Il n’a pas besoin pour cela d’une formation spécifique ». 
 
Nous ne mentionnerons que pour mémoire l’engagement du candidat Hollande en 2012, qui s’ajoute à une longue liste de promesses non tenues : « L’histoire de l’art doit devenir une discipline à part entière, avec ses concours de recrutement ». Sans doute avait-il vaguement entendu citer Chastel en cette année où le centenaire de sa naissance était inscrit aux célébrations nationales… Mais seuls des discours officiels sans consistance ont suivi depuis, sur ce thème, au ministère de la Culture. 
 
Le temps est venu de retrouver une authentique ambition pour la Culture. Mettons en place un véritable enseignement de l’histoire de l’art et envisageons avec sérieux des mesures concrètes, qui ne soient pas des coquilles vides. Un public qui ne s’intéresse pas aux diverses formes de l’art est un public insuffisamment éduqué, privé de son identité culturelle, ignorant des œuvres et de leur contexte. Ce lent apprentissage est un défi dans une société de l’éphémère, mais l’accès à la culture est à ce prix. Et, plutôt que de vouloir confronter de force le public à des œuvres qui lui demeurent étrangères, donnons-lui la possibilité de les reconnaître pour qu’il s’en approche. Inutile de déplacer les œuvres, donnons au public les moyens d’avancer.  
 
Est-ce vraiment un rêve ? Les Italiens sont nombreux à visiter le musée du Louvre ; les Allemands sont fiers de leurs théâtres dans les Länder et les villes ; les enfants russes accompagnent leurs parents au concert et aux spectacles de ballets, constat insolite pour un Français. Est-ce un hasard si précisément dans ces pays, les jeunes sont sensibilisés et éduqués à la culture, parfois dès leur plus jeune âge ? Certes, nous ne sommes pas tous, de manière égale, sensibles à l’art, mais l’essentiel est que soit donnée à tous la possibilité de le découvrir, et qu’il soit 
permis à chacun de faire des choix éclairés. Soyons ambitieux : éveillons au désir de culture.
 
Evelyne Thomas 
Déléguée nationale à la Culture