Culture, confiture, imposture

Il n’est pas loin le temps où celui qui, dans la conversation, se hasardait à une citation littéraire, une remarque historique ou une référence musicale, se faisait reprendre de manière familière par une brève formule à connotation culinaire : « la culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale ».

Petite phrase lapidaire et coupante, peut-être héritée des lointains « mots » acérés de la culture raffinée du XVIIIe siècle français, à moins que déjà, elle ne signifiât que la culture était passée de mode, et qu’il n’était plus de bon ton d’y faire référence. Avez-vous remarqué que l’on entend moins souvent cette petite phrase qui célébrait une gourmandise elle aussi un peu passée de mode ? La confiture, qui désignait autrefois toutes sortes de confiseries, est aujourd’hui considérée comme un aliment d’un intérêt nutritionnel médiocre. Les fruits mûrs qui s’écrasent sous le palais avant de se mêler au suc incomparable et onctueux qui excite les papilles, ont le tort d’avoir perdu leurs vitamines à la cuisson et de contenir essentiellement des glucides.

Toutefois, la raison de la nouvelle disgrâce de la confiture, chassée de nos conversations après l’avoir été de nos tables, ne tient pas à son défaut de qualité gustative. On en trouve encore d’excellentes (les meilleures étant celles que l’on fait soi-même), en dépit de l’apparition sur le marché de certaines gelées indéterminées, collantes, qui se fragmentent ou adhèrent à la cuillère, et nourrissent bien mal le corps et l’esprit. Il faut chercher ailleurs la raison de la disparition de cette réplique, associant culture et confiture, dans un constat très simple : les références culturelles deviennent de plus en plus rares dans les échanges quotidiens. La culture française est mise à mal, sous quelque facette qu’on la regarde, et à quelque degré qu’on la considère. La culture, c’est d’abord un ensemble de connaissances que l’on acquiert, au prix d’un effort personnel. Encore faut-il y être préparé, éduqué, par l’enseignement de savoirs essentiels, qui donnent à l’individu ses racines et les repères de la société dans laquelle il vit.

Comment se cultiver si l’on ne maîtrise pas la lecture et l’écriture, si l’on ignore les données fondamentales de l’histoire du pays dans lequel on vit, de ses découvertes et de ses courants de pensée ? On reste toujours effaré du manque de repères chronologiques de lycéens qui hésitent à situer la Révolution française par rapport à la Première Guerre mondiale, ou qui commentent l’actualité du cinquième centenaire de la mort d’Anne de Bretagne par un frivole « ah oui, la mère de Louis XIV »… Ce constat terrifiant n’est que la première marche du dommage causé à la culture par l’incapacité politique à fixer des choix cohérents et à donner aux maîtres les conditions d’exercice d’un métier de plus en plus dévalorisé.

Au-delà des savoirs, la culture s’intéresse aux productions de l’esprit et aux valeurs qui les accompagnent, englobant ainsi de manière plus large « les mœurs, les lois, les institutions, les coutumes, les traditions, les modes de pensée et de vie, les comportements et les usages de toute nature, les rites, les mythes, les croyances qui constituent le patrimoine collectif et la personnalité d’un pays », pour reprendre la longue énumération donnée par le dictionnaire de l’Académie française. Comment s’étonner de la violence qui est partout en France, dès lors que l’on s’attaque aux fondements mêmes de la culture française ? On se souvient du scandale suscité par « l’affaire Tapie », où un arbitrage privé de droit anglo-saxon a prévalu sur les arrêts de la Justice de la République.

On mesure chaque jour les conséquences des atteintes réitérées de l’Union européenne à l’encontre de notre souveraineté et de nos modes de vie, sans oublier la menace de remise en cause de notre exception culturelle, dont Monsieur Barroso ambitionne de faire litière. On reste sans voix devant la précipitation avec laquelle le Sénat a avalisé la brutale mutation du cadre familial et historique de notre société. Exit le « bon père de famille »…

Face à la violence qui envahit nos rues – qui est une réponse à la violence faite aux Français et à leur culture -, le gouvernement, sourd et aveugle, ne mesure pas le danger. Les ministres de la République jouent aux apprentis sorciers en provoquant des fractures et en dressant les citoyens les uns contre les autres, au risque du chaos. La culture, enfin, permet de nourrir la pensée et de former le discernement, conditions nécessaires à l’affirmation d’une véritable citoyenneté.

Mais comment atteindre ce degré de maturité indispensable à l’exercice de la démocratie, si l’on fait fi des connaissances et des valeurs ? La société engendre aujourd’hui des aberrations culturelles, et voici venu le temps de l’imposture. Tenant de l’hydre de Lerne et de Méduse, elle dévore notre faculté de jugement et pétrifie quiconque voudrait élever la voix pour la dénoncer. Protéiforme, elle hisse le vulgaire au rang d’œuvre d’art, encense le médiocre, et glorifie le veau d’or. Dans cette confusion déliquescente, les repères disparaissent, entraînant l’inappétence pour le raffinement des arts. La disparition de la marque Pleyel est symptomatique de cette involution.

Dernière expression de l’imposture culturelle, le multiculturalisme prône « l’inclusion » comme mode de coexistence des populations, en refusant le principe de l’assimilation culturelle. C’est d’abord une sottise, car il ne s’agit pas tant de s’assimiler à la culture française que d’assimiler la culture française, comme l’a remarqué avec pertinence Alain Finkielkraut . Prétendre isoler une culture dans une bulle, car c’est bien de cela qu’il s’agit, est aussi une absurdité. L’idée même est mortifère, à l’image des inclusions d’insectes et de fleurs figés dans des blocs de résine. Dans une société harmonieuse bien comprise, la rencontre des cultures est source de création, à condition toutefois que ces cultures soient authentiques et exigeantes, et c’est le point sur lequel il convient d’être attentif : il ne faut pas confondre différence et culture, et toute différence n’est pas culturelle. La culture devrait constituer des ponts entre les hommes, alors que le multiculturalisme d’inspiration anglo-saxonne édifie des murs pour les séparer.

Que l’on songe à l’épopée de cet instrument de musique à cordes pincées qui a presque fait le tour du monde, en s’adaptant et en se transformant au gré du génie du lieu et des peuples. Le oud oriental rend les accents rauques et le mouvement circulaire de l’arabe littéral, tandis que le luth traduit les inflexions plus aiguës et le rythme vif de la Renaissance italienne, avant de prendre des sonorités baroques pour s’adapter au discours plus imprévisible et aux silences de notre belle langue française.

Evelyne Thomas

Déléguée nationale à la Connaissance de Debout la République