11 novembre : hommage de François Morvan aux poilus

LA MEMOIRE D’UN POILU

J’ai passé une part de mon enfance dans les tranchées. Mon père m’a donné la chance de vivre lorsqu’il avait 60 ans. Né en 1893, il a passé sept ans de ses meilleures années à la guerre, quatre dans les tranchées et trois dans les troupes d’occupation de la Ruhr.

Dans les années soixante, alors que mon univers était fait de l’assassinat de John Kennedy, du rock et de la pop, des premières émotions amoureuses, de ces quelques années d’équilibre et de croissance pour tous entre la fin de la guerre en Algérie et le cyclone de 1968, j’écoutais deux hommes au soir de leur vie. L’un me parlait à la télévision du monde et de la France, et tout ce que j’en retenais, c’est qu’il nous avait sauvés d’Hitler, ce qui, à mon âge, n’était déjà pas si mal. Grâce à certains d’entre vous, j’ai appris à plus tard à le connaître mieux et à découvrir la grandeur de sa vision.

L’autre me parlait d’un autre monde, celui d’une horreur indépassable, et il m’en parlait des heures, il me fallait écouter, et l’honnêteté me pousse à dire que j’étais pressé d’aller retrouver Zorro et Thierry la fronde.

En parler c’était son besoin, interminablement, c’était sa cure de désintoxication perpétuelle, impérieuse, sa façon de survivre encore, cinquante ans après, lui qui avait eu la chance d’en revenir entier avec cependant deux poumons en flanelle nettoyés à l’ypérite. Il est mort en Février 1968, et trois mois plus tard je me suis envolé pour longtemps vers un autre monde de rêve révolutionnaire dont j’ai ensuite essayé d’abandonner le pire et le ridicule pour en garder le meilleur.

Il m’a fallu du temps pour comprendre qu’il me fallait dans cette traversée combler un vide insupportable, pour réaliser que ces heures de catharsis sans fin et sans guérison possible étaient aussi faites pour moi, pour que je n’oublie pas, pour qu’à mon tour j’en parle, que jamais ne soit oublié cet enfer sur terre.

Il m’a ainsi donné la chance de plonger mes racines au delà de ma génération et de la précédente, de comprendre la France d’aujourd’hui au travers de la France d’hier. Il m’a parlé de l’enthousiasme de la mobilisation, ce mélange de revanche contre “le boche” à la Déroulède, et de défense de la terre de 1789, celle qui avait donné aux sans-grade le droit de lever fièrement la tête devant les ci-devant. Dans toutes les familles comme dans la sienne, la prise de la Bastille, les journées de Juillet, la révolution de 1848, la terrible Commune de Paris dont la gauche oublieuse de 2005 ne sait même plus qu’elle fut d’abord un refus désespéré de la défaite devant la Prusse, toute cette lutte chaotique pour la République était inscrite dans les souvenirs des parents et des grands-parents, dans les larmes et dans le sang. Monter au front contre le Kaiser, c’était bien sûr céder à la bêtise nationaliste qui servait d’opium au peuple des campagnes emporté et malaxé dans la sauvagerie de la révolution industrielle. Mais c’était aussi retrouver les va-nu-pieds de l’an II qui avaient sauvé la France de la liberté contre la haine des têtes couronnées. Le grand Jaurès, qui avait raison dans son pronostic, avait tort dans son analyse, parce qu’il n’avait pas prévu que cet instinct-là, celui qui avait été le moteur de toute l’histoire de France depuis plus d’un siècle, allait tout emporter.

Arrivé au front, ce n’est pas seulement cette république-là qu’il a fallu défendre, c’est l’autre, sa face noire, celle de l’aristocratie toujours vivante drapée dans le tricolore, celle de la honte de l’affaire Dreyfus, celle d’une caste d’officiers qui méprisait ses soldats. Ce sont les soldats et les sous-officiers du rang qui ont du imposer les tranchées à un état-major toujours en retard d’une époque, devant l’impossibilité d’une guerre de cavalerie et de charges face à une mitraille et à une artillerie qui avaient changé de nature par la révolution industrielle et scientifique en marche. Pendant quatre ans, dans la terreur, le froid qui tenait éveillé des nuits entières sans vêtements, sans bottes, sans ravitaillement, nourris par la chasse aux rats, ces hommes ont du pourtant sortir des tranchées face à un mur d’acier qui les hachait implacablement, pour gagner cent mètres, deux cents mètres, cinq cent mètres, deux tranchées adverses. Mon père a connu le Chemin des Dames, où, pour la conquête d’une petite colline, l’impensable total de soixante milles jeunes hommes sont morts en trois jours, où chaque vague d’assaut piétinait dans une terre qui n’était plus qu’une boue d’argile de chair et de sang, jusqu’à ce qu’enfin l’état-major prenne conscience du massacre inutile. Il m’a raconté comment, ensuite, devenu sous-officier, il lui fallait braquer ses propres hommes avec son arme pour qu’ils sortent pour l’assaut suivant. Il ne me l’a jamais avoué, mais j’ai compris plus tard qu’il avait dû quelques fois tirer. Et ces hommes-là ont pourtant tenu, parce que la vie était faite de devoir jusque à la mort et parce que jusqu’au bout de l’horreur, c’était encore la nation républicaine qui était en jeu, celle de leur père, celle de l’instituteur de leur village, celle qui les avait fait sortir du rang. Mais dans cet enfer-là, une part de la République est pourtant morte dans son cœur et dans celui de millions de français.

Il est revenu du front et de l’Allemagne occupée dans la peau du Bardamu de Ferdinand Céline, avec cette amertume haineuse contre l’oligarchie républicaine, la vraie et la supposée, celle des pantouflards et des profiteurs de guerre, car lorsqu’on revenait en permission du fond de l’enfer, Paris donnait le spectacle d’une société de l’arrière qui n’avait pas quitté la Belle Epoque. On croyait mourir pour la patrie, on était mort pour les marchands de canon. L’oligarchie supposée c’était celle “des juifs”, car l’antisémitisme était devenu l’exutoire mécanique du désastre : seuls des étrangers à la France avaient pu briser le rêve. Alors que je le crois avoir toujours été incapable d’être autre chose qu’un homme bon, cet antisémitisme réactionnaire et réactionnel, alors qu’il était devenu élu radical-socialiste, il le partageait avec des hommes et des femmes de tous les courants politiques, y compris l’extrême-gauche. On ne peut rien comprendre au lâche abandon devant Hitler, à l’impossibilité de penser une nouvelle guerre, au fait que le vainqueur de Verdun soit devenu le fossoyeur de la République, aux insupportables lois anti-juives promulguées dès l’armistice si on ne comprend pas qu’une part de la France s’était dissoute dans l’horreur absolue des tranchées.

Pourtant, c’est sans doute encore le souffle épuisé de l’égalité et de l’espoir républicains qui lui a permis de ne pas sombrer dans la collaboration comme tant d’autres : remobilisé, blessé, emprisonné dix-huit mois par les nazis, il a participé, tardivement comme beaucoup à l’époque, à la Libération. Grâce à lui, grâce à eux, je vis et nous vivons. Alors que la dernière poignée d’entre eux s’éteint en me serrant le cœur, souvenons-nous d’eux et souvenons-nous de ceci : la République est un mouvement, une lutte perpétuelle. Lorsqu’elle s’assoupit, qu’elle cède, ce n’est pas un autre avenir chimérique qui se prépare : c’est la gangrène du retour de la noblesse, celle d’une part de l’Etat oublieux de sa mission, celle d’une part de l’intelligentsia et de son confort moral, celle de l’argent facile, celle de tous ceux pour qui la nation est faite d’un peuple méprisé et ringard, celle qui tourne aujourd’hui ses yeux vers Wall Street comme ceux d’hier tournaient leurs yeux vers Berlin ou Moscou, celle pour qui les poilus n’étaient que de la chair à canon.

Les immigrés d’alors, fils de banquier turc et juif comme Nessim Camondo ou émigré polonais comme Guillaume Apollinaire, engagés volontaires, donnèrent leur vie pour une certaine idée de la France. Qui le dit aujourd’hui à la jeunesse des écoles ?

A l’heure où les nations d’Europe, qui ont vécu la guerre dans leur chair profonde, ont trouvé la maturité pour vivre ensemble et déployer leurs forces pour offrir au monde un autre avenir, on leur vend une certaine idée de l’Amérique : celle de la guerre nihiliste de tous contre tous et il n’ y a pas de plus urgent pour la bien-pensance soumise qui se croit l’élite que de détruire un passé qui est irremplaçable pour penser l’avenir, que de dissoudre les histoires nationales dans un monde sans sens et sans repère. Citoyennes et citoyens ! Gardons vivant dans nos consciences le sacrifice des poilus, et rebâtissons la république pour changer le monde, toujours, inlassablement.

11 novembre 2005, François MORVAN

Vice-président de Debout la République